→ vous êtes votre propre histoire

« Le premier jour du reste de ta vie, c’était quand ? »

Sourire. Grace tourne la tête vers le canapé, d’où la voix émerge. Elle est difficilement identifiable, mais tout le monde ou presque semble endormi, et finalement, la jeune femme s’en fiche complètement.
Il est quatre heures du matin. Elle a trop bu ; ça n’est pas la première fois, et ce ne sera sûrement pas la dernière. Une soirée amusante, une de plus, une de trop ? Grace sait où sont ses limites. Elle se plaît à les dépasser, de temps à autre.
Faire la fête, elle sait faire. C’est un sport qu’elle a beaucoup pratiqué, surtout après sa rupture avec Jeremy. Elle n’a pas envie d’y penser, elle repousse les pensées jusqu’au fond de son cerveau fatigué. La vodka aide. Brûle, mémoire, brûlez, souvenirs douloureux, brûlez jeunesse et emportez tout.
Elle tente de réfléchir.

« Je crois que c’était un matin. » Elle lève les yeux vers le plafond, l’air perdu. « Tu sais, un matin d’été, un matin où les oiseaux se mettent à chanter et où tu n’as pas besoin de pull ? J’étais sur la terrasse, j’avais un peu froid, et puis je suis rentrée. »

Elle ferme les yeux. Le souvenir n’a pas besoin de mots pour continuer. Ce matin-là, la rosée était sur les pavés de la piscine, et elle avait marché doucement jusqu’à la chambre de sa sœur pour la regarder dormir. Katie dormait à poings fermés, pour la première fois depuis très, très longtemps. Et Grace s’était sentie en paix : plus de peine, plus de douleurs. Katie était guérie ; enfin. Et Grace, elle, arrivait enfin à penser à son couple brisé sans se mettre à pleurer. Elle s’était glissée sous les bras auprès de sa sœur, doucement, glissant ses pieds glacés contre les siens, et elle s’était endormie avec elle. Elle avait été bien.

Grace dort.

Des premiers jours, elle en avait eu beaucoup. Un jour après l’autre, comme des petits pas qui s’inscrivaient à jamais dans des albums photos pastels, empilés les uns auprès des autres, droits comme des I sur l’étagère.
L’album de l’année 1987 était le premier de la pile. Derrière les photos de mariage, où un couple posait heureux, bébé Grace ouvrait de grands yeux verts face à l’objectif. Des grands yeux et un visage fin que l’on retrouvait dans l’album 1991.

« Grace, viens voir, c’est elle, c’est ta petite sœur. » Un enfant en salopette de jean s’approche du berceau, les yeux grands ouverts. Katie. Un bébé joufflu, adoré de tous, après lequel Grace courrait dans la maison de Santa Barbara, un air réjoui sur le visage. Elles s’étaient tout de suite bien entendues – dans la mesure où l’on peut s’entendre avec un nouveau-né. La complicité avait continué, au fil des ans. Et puis elles avaient grandi, et doucement, les deux enfants étaient devenues des femmes, des amies et des sœurs. Katie s’était battue, et s’était débattue, adolescente rebelle et pénible, qui faisait mal aux oreilles de Grace quand elle criait après les parents. Sur la cheminée, les photos de famille montraient des visages de plus en plus âgés, un peu tendus parfois, et une Katie à l’air revêche, tendu. Katie qui maigrissait de plus en plus, et qui finit à l’hôpital, brièvement. Elle revint. Souriante et calmée, moins perdue, et la famille qui s’était tant battue redevint cocon, noyau encore, les mains s’étreignant encore plus fort lors des soirs de feu d’artifice.

Sa vie avait recommencé, un autre jour encore.
Un matin fatigué, brumeux, où elle sentait monter le mal de crâne. Elle n’était pourtant pas sortie la veille. Assise, devant son bol de céréales, elle pataugeait dans son lait en baillant tout ce qu’elle pouvait. Maman avait les lèvres pincées, et Katie picorait, l’air contrarié. Grace avait mal dormi, le ventre noué au possible.
Et puis, des cris avaient retenti. Grace s’était redressée, l’air perdu, tandis que Katie avait sauté à bas de son tabouret. Papa, devant la fenêtre, s’était retourné d’un air mécontent, comme pour indiquer à sa fille sa désapprobation.
Grace avait entendu ce discours maintes et maintes fois, et y avait longtemps adhéré elle-même. Les Walker n’étaient pas fiables, menteurs et manipulateurs comme il en existait peu. Pourtant, en voyant Jeremy se lever sur leur pelouse, trempé et manifestement perdu, elle avait ignoré le regard de Papa et s’était jetée dans ses bras. Elle le regretterait, plus tard, et pleurerait dans les bras de son père qui s’abstiendrait heureusement de lui dire « je te l’avais bien dit ».

Cette pelouse avait joué un rôle important dans sa vie, mine de rien. Elle y avait rencontré son premier amour, s’y était faite plaquer – ce jour-là était plus douloureux qu’autre chose – et avait dormi dessus, le cœur brisé et les tripes à l’envers, en regrettant tout ce qu’elle avait pu faire et boire jusqu’ici.

Et puis il y avait eu cet autre jour, celui dont elle avait parlé. Ce matin où elle avait décidé de continuer, de ne plus attendre, et de se ficher des Walker à nouveau comme de l’an quarante, cette bande de faux-jetons. Tous les mêmes, du père aux enfants, on ne pouvait les croire.

Un autre matin, elle s’était réveillée en se sentant une femme. Elle avait eu mal au cœur, envie de mourir, et s’était sentie si minable, d’avoir abandonné de la sorte. Toute ces revendications pour rien, tout ça pour quoi ? Grace n’était pas du genre à abandonner. Toute son adolescence, elle avait été cette jeune fille active, militante, qui représentait les végétariens, les abstinents, et était de toutes les manifestations pour sauver les baleines, son sourire en bandoulière, entourée de ses amis. Collant des affiches pour les pièces de théâtre, recouvrant les murs de tracts anti-fourrure et viande, Grace était une fille motivée. Motivée jusque dans le mensonge, déterminée à cacher à tous qu'elle a failli se suicider, après que Jeremy l'a quittée.

Motivée, elle le serait dans son application à réussir, à entrer à la fac sans se retourner, et à détruire toutes les photos qui la faisaient souffrir. Dans son envie de pulvériser son téléphone quand elle avait appris le retour de Jeremy, dans son sourire toujours subsistant, même quand elle avait envie de crier à Zach de la laisser tranquille.

« Il n’est pas là. Il est en Irak. »

Très bien. Va-t’en, vole et reviens, Jeremy, repars et fuis donc. Adieu, et à jamais, et que nos chemins se recroisent. Que mon cœur cesse de battre, et que tes étoiles brillent plus fort.
Grace ouvre les yeux. Chaque jour est le premier du reste de sa vie, et demain, elle rira encore.