Je me prénomme Emmett-John ; j'ai bien conscience que ce prénom composé est un peu pompeux et c'est pourquoi je refuse qu'on m'appelle ainsi depuis que j'ai l'âge de protester. Je ne sais pas très bien ce qui est passé par la tête de mes parents lorsqu'ils l'ont choisi, mon père a vaguement tenté de m'expliquer que ce nom avait une importance considérable pour ma mère. En résumé, lui-même ne savait pas très bien. Parlant de mon père, j'ai évidemment hérité de son nom de famille : Castellans. Il n'est pas bien connu dans le voisinage ; nous étions une famille discrète, bien que très appréciée des gens de la ville. Je suis né un six juin, il y a de cela vingt-cinq longues et belles - du moins, c'est relatif - années. J'ai passé mon enfance à Santa Barbara, j'y ai grandi et je me suis épanoui comme seul un garçon sans mère peut le faire. J'ai très vite été du genre bien trop mature pour son âge ; on peut dire que je suis né avec une vieille âme, et cela s'est répercuté sur ma vie. Je n'ai pas aligné les bêtises ; j'étais sérieux et posé, assidu dans mes études comme dans ma passion pour la musique. On me destinait à de longues années à l'université, mais j'ai pris un tout autre chemin : l'école de police. Certains me voyaient déjà plongé dans les livres de médecine ; néanmoins, j'ai pris la voie qui m'a plu. J'ai intégré l'école de police de Los Angeles, j'ai donc quitté Santa Barbara à l'âge de dix-neuf ans, laissant mon père derrière moi à regret. Je lui ai souvent rendu visite au début, et puis ça s'est espacé. C'est normal, j'étais jeune, je faisais tout pour devenir un bon flic ; j'avais des occupations comme tous ceux de mon âge : les amis, les filles, les sorties. Mais on s'appelait très souvent, et il venait à Los Angeles lorsqu'il le désirait. Je n'ai pas de grands moyens ; les flics sont sous payés dans notre pays, mais je lui prenais un billet et il me rejoignait pour quelques jours. Il y a une année, c'était encore ainsi que j'envisageais ma vie ; lui ici, dans ma ville natale, et moi à Los Angeles, on ne se verrait pas quotidiennement, mais ce serait toujours bien. Le destin en a décidé autrement puisque mon père est décédé il y a précisément huit mois. C'est d'ailleurs pour cette raison que je suis de retour en ville ; j'ai enterré mon père, et j'ai fait face à des remords, surtout concernant ma petite sœur Indianna. A ce propos, on peut dire que notre famille est déchirée. Depuis quatre mois, je suis installé dans la maison de mon enfance, j'ai pris le poste de sous-shérif du comté. Que dire de plus, si ce n'est quelques futilités ? Je mets plus de vingt minutes à sortir du lit tous les matins, je laisse toujours la fenêtre de ma chambre ouverte - et ce depuis mon enfance - même lorsque je ne suis pas chez moi, je n'ai jamais touché à la drogue, je suis plutôt mal à l'aise lorsqu'on me fait un compliment, je trouve qu'il n'y a rien de plus sacré que la bouffe, je n'écoute, pour ainsi dire, que les grands groupes de rock quand je conduis. Ce sont des futilités parmi d'autres.

Spoiler:

❝ Tu te souviens d'elle ? ❞ Je tourne la tête en direction de ma meilleure amie ; elle est allongée sur le lit, les jambes se balançant lentement dans le vide, comme rythmées par la musique qui s'échappe de ma chaine stéréo. Je lui adresse une petite grimace interrogative, je feins n'avoir pas compris le but de sa question, alors que je sais parfaitement, en mon âme et conscience, à qui elle fait référence. Du haut de nos dix ans, nos conversations sont des plus surprenantes ; elles ne s'arrêtent pas seulement aux devoirs de mathématiques que nous avons pour le lendemain, mais elles vont aussi loin que nos sentiments ne nous le permettent. D'ailleurs, Babsi est douée à ce jeu-là. Celui de deviner ce que je ressens en cet instant précis, celui où mes traits s'assombrissent parce que je pense à elle - ma mère, depuis le début nous parlons de ma mère. Comme le regard de l'intéressée ne me quitte pas, devient aussi perçant que deux lasers scrutateurs, je m'en dérobe en me redressant et en m'approchant d'une commode dont je remets les livres dans l'ordre alphabétique. Quand le silence devient trop pesant, que je la sens se mouvoir sur le lit, alors je hausse les épaules avec toute la prudence qui me définit si bien. J'ai mûrement réfléchi aux paroles qui s'échapperont de mes lèvres. Pourtant, celles-ci restent bloquées dans les tréfonds de ma gorge. ❝ Je ne sais pas trop. ❞ sont les seuls mots qui veulent bien s'échapper de ma bouche. Dans les secondes qui suivent, je pince les lèvres, attendant la sentence. Je la connais pas cœur, elle ne va pas me laisser m'en tirer avec une telle pirouette si mal exécutée. Je l'ai habituée à mieux lorsqu'il s'agit de me tirer de ce mauvais pas. ❝ Pourquoi ? ❞ je retente, piqué par la curiosité de sa question, tandis que je pose un livre à sa place initiale. Elle garde le silence d'abord, je sens son regard qui brûle ma nuque, comme si elle essayait de percer mes pensées. ❝ Tu n'en parles jamais, alors je me posais la question. ❞ J'acquiesce tranquillement à sa remarque : elle a raison, je parle rarement de cette partie de ma vie. Cela fait des années, et je vois bien le regard triste, torturé de mon père lorsque ma petite sœur l'interroge. Alors moi j'essaie simplement de taire la partie de mon cœur qui meurt d'envie de savoir ; parce que je m'en voudrais à mort de provoquer une telle souffrance à mon père. Le silence devient un peu trop pesant à mon goût. Je sens qu'elle me plaint ; ce n'est pas de la pitié, seulement de la compassion et je l'accepte venant de Babsi. Certes, je déteste ce sentiment chez les autres, je déteste qu'on dise de moi que je suis le petit garçon que sa mère a abandonné : le pauvre petit garçon. Mais avec elle, c'est différent. Elle ne me juge pas, elle ne me prend pas en pitié ; elle aurait simplement aimé pouvoir faire taire la souffrance, et j'aime bien cette idée. Craignant que l'ambiance de la journée ne soit gâchée par un tel sujet, je pose les livres, traverse la pièce, alors qu'elle se redresse sur mon matelas, je m'approche de la fenêtre et l'ouvre. ❝ Tu viens ? Il faut que je te montre un truc. ❞ Il n'y a pas de truc : c'est juste une échappatoire. Je ne sais pas si elle a compris, mais en tout cas elle me suit, et on descend les branches de l'arbre chacun à notre tour.

Je regarde la scène de loin, comme si je ne suis pas dans la même pièce qu'eux, comme si je n'ai pas envie d'être là, comme si je cherche une porte de sortie par la pensée. D'ordinaire, j'aurais agi, je ne serais pas resté là, planté dans la cage d'escaliers, assis sur les marches, la tête enfouie entre les mains. En temps normal, je me serais relevé, j'aurais couru vers ma sœur, ma petite sœur, je lui aurais tendu la main en l'emmenant dans la salle de bain et je lui aurais tenu les cheveux pendant qu'elle vomissait ses excès de folie, ses excès d'adolescente. Pourtant, cette fois, bien que je perçoive les soupirs affolés de mon père, sa respiration hachée par la panique, je fais machine arrière. Mes jambes n'obéissent à aucune pensée, seulement à un réflexe ; à mon instinct de survie personnelle. Je me fiche du clan, je me fiche de la meute, je me fiche de la famille ; cette nuit, je suis un loup solitaire et je me comporte comme telle. Alors que la voix d'Indie claque dans l'air, demandant âprement à mon père de la lâcher, je me redresse et remonte les escaliers quatre à quatre. J'ai dix-huit ans, dix-neuf ans dans quelques mois, et je déteste cette maison, ces cris et notre vie - que je ne prévoyais pas du tout ainsi. J'ai toujours tout fait pour rendre l'existence de mon père moins douloureuse, mais ma sœur a visiblement décidé de se venger de notre mère en le poussant dans ses derniers retranchements ; j'en ai même peur pour son cœur, alors qu'il est solide. Je n'entends pas le restant de la conversation, je pousse la porte de ma chambre et la referme du pied en soupirant comme un condamné à mort. Alors que je me crois tout seul, c'est un autre soupir, plus faible, léger comme l'air, qui me répond. En réaction, j'ouvre les paupières et mes yeux rencontrent la silhouette d'une jolie blonde appuyée contre le rebord de la fenêtre. ❝ J'ai entendu. ❞ lâche-t-elle avec une petite moue navrée. Je n'ai pas de réponse à cela, alors je me contente d'un mouvement d'épaules des plus nonchalants. De toute façon, avec elle, je n'ai pas besoin de mots. J'avance dans la pièce sans dire un mot, je me contente de la regarder, d'observer ses doigts qui se croisent et se décroisent, qui jouent avec les pans de son pull. ❝ Je peux faire quelque chose pour toi ? ❞ Non. Comment le pourrais-tu, Babsi ? Je ne crois vraiment pas que tu puisses faire quoi que ce soit. Pourtant, dans ma tête, c'est une autre réponse qui résonne. Elle peut toujours faire quelque chose ; nous sommes amis depuis notre plus jeune âge, nous avons fait toutes nos classes ensemble, et la ville nous surnomme les inséparables. Depuis qu'elle en a l'âge, elle monte sur cet arbre et se glisse dans ma chambre, parce que c'est avec moi qu'elle se sent chez elle et que c'est avec elle que je me sens chez moi. Alors, je fais un pas vers elle, puis un autre. Elle se redresse et me lance un sourire compatissant, s'approche à son tour ; mais je la coupe dans son élan. ❝ Oui, tu peux. ❞ C'est un souffle étouffé, parce que j'ai déjà écrasé mes lèvres sur les siennes. C'est idiot, insensé, très stupide ; j'embrasse celle qui partage mon lit en toute innocence depuis des lustres. Le pire ? Le plaisir indicible que cela cause dans mon être. Je sens le feu qui incendie ma peau, qui couve lentement et je l'attise en pressant mes lèvres plus fortement contre celles de ma jolie blonde. Je dis ma, parce que j'ai la conviction, et la trop forte envie, qu'elle deviendra mienne dans les minutes qui suivront. ❝ Qu'est-ce que tu... ? ❞ souffle-t-elle alors quand je lui donne finalement la possibilité de s'écarter. Mais ce n'est pas ce qu'elle fait : au contraire, sa main vient se nicher derrière ma nuque et sa bouche rencontre la mienne à nouveau. Ma respiration s'accélère mais c'est bien le moindre de mes soucis, je la provoque sciemment, tandis que mes doigts s'immiscent sous le fin tissu de son haut. Je sens qu'elle ne m'écarte pas, qu'elle ne me rejette pas et cette idée me rend soudainement plus entreprenant : en un geste rapide, je le lui retire et le laisse retomber sur le parquet de ma chambre. ❝ Fais-moi oublier. ❞ Je murmure tandis que j'embrasse doucement ses épaules, remonte le long de sa nuque pour retrouver la soie de ses lèvres. C'est ce qu'elle fera, me faire oublier. Dès que nos vêtement joncheront le sol.

❝ Bordel ! ❞ je lâche tandis qu'un grand sourire vient fendre mes traits. Je sens le regard lourd de reproche de mon père qui se pose sur mon visage, mais je ne lève pas les yeux de la lettre que je suis en train de lire et relire. Cela fait trois fois que je la parcoure attentivement du regard, trois fois que je lis les mêmes mots. ❝ Surveille un peu ton langage, mon vieux. ❞ D'ordinaire, je lui aurais adressé un regard agacé en répétant le mot encore et encore, inlassablement jusqu'à ce qu'il m'appelle par mon nom dans son intégralité - signe d'une impatience qu'il dissimulait très mal. Mais aujourd'hui, je souriais. Comme un idiot, comme un enfant à qui on venait d'offrir le plus merveilleux des présents. ❝ Je suis accepté. J'entre à l'académie de police de Miami. ❞ j'explique en tendant la lettre en direction de mon père, dont le visage s'est éclairé de fierté. Je perçois tout de même un voile d'inquiétude qui passe dans son regard, et je comprends tout à fait ce qui se passe dans sa tête, puisqu'il se déroule exactement la même bataille dans mon être : la Floride, c'est de l'autre côté du pays, et nous n'avons jamais été véritablement séparés. Je suis proche de mon père, aussi proche qu'un fils et son père puissent l'être, puisque je n'ai pas d'autres parents. Il a lui-même perdu son père et sa mère lorsqu'il était jeune, à quelques années d'intervalle, et ma mère ayant abandonné la famille, nous ne sommes plus que trois. D'ailleurs, en abordant le sujet de ma sœur ; celle-ci est attablée, un bol de céréales chocolatées posée devant elle, et elle semble abîmée dans la contemplation de la boîte colorée, sans porter plus d'attention que cela à la discussion qui se déroule. Je parie qu'elle a encore la gueule de bois et qu'elle a vomi ses tripes quand elle est rentrée cette nuit ; en fait, je pourrais mettre ma main à couper que c'est le cas, tout simplement parce que je l'ai entendu faire. Je détourne mes iris, décidant de ne pas obscurcir la bonne nouvelle avec son comportement vulgaire ; depuis qu'Indie ne peut pas s'empêcher de boire et de faire la fête comme si sa vie en dépendait, depuis que je dois, tous les soirs, me lever au beau milieu de la nuit, pour lui ouvrir la porte parce qu'elle est trop cuite pour mettre la clé dans la serrure sans réveiller les voisins - et ça, c'est quand elle daigne rentrer à la maison - nos rapports sont plutôt conflictuels. Je lui en veux d'être si difficile à vivre, de ne pas faire de cas de ce que les autres peuvent ressentir. ❝ C'est génial Emmett. Félicitations ! ❞ Je souris à nouveau, pose la lettre sur la table, et c'est là qu'Indianna décide de sortir de sa torpeur. ❝ Un poulet de plus qui sera payé à manger des beignets. Ouais, c'est génial Emmett. Félicitations. ❞ Pourquoi, au juste, son ironie me fait-elle si mal ? C'est stupide, j'ai perdu toute foi en ma petite sœur dès l'instant où j'ai vu ce qu'elle devenait. Pourtant, c'est le cas. Je suis blessé d'une telle indifférence. ❝ Je suppose que c'est toujours mieux de manger des beignets plutôt que de les vomir. Qu'en penses-tu ? ❞ je rétorque en faisant sciemment référence à l'activité à laquelle elle s'adonne le plus ces derniers temps. Ses yeux s'ouvrent, elle rougit de colère sous l'assaut de mon attaque, se lève en cognant du poing sur la table. J'entends mon père qui proteste, mais je ne la quitte pas des yeux, la défiant d'un regard hautain. ❝ Va te faire foutre. ❞ elle lance avec force, tandis que ses poings tapent à nouveau sur le bois massif. Mon rire bref et jeune claque dans l'atmosphère lourde, et je continue sur ma lancée : ❝ Ah, tu inverses les rôles là. C'est pas toi qui as l'habitude d'aller te faire foutre au coin de la rue ? ❞ Je crois qu'elle m'aurait flanqué une gifle monumentale si j'avais été à sa portée. Heureusement, la table nous sépare. Mon père assène une phrase assassine sur la honte qu'on lui fait, et Indie décide de quitter la pièce. Alors, je me calme doucement, j'attrape la lettre et monte me réfugier dans ma chambre, espérant que la fenêtre que j'ai laissée ouverte aura permis à ma meilleure amie de me rejoindre.

C'est horrible. Elle me comprime la poitrine, elle hache ma respiration, elle me donne le vertige, la nausée, l'envie de mourir, d'être enfoui sous terre. La souffrance. Pourtant, la terre, elle repose dans ma main ; elle ne me recouvre pas, elle ne m'étouffe pas, elle ne me fait pas oublier, comme j'aurais envie qu'elle le fasse. Une simple poignée de terre brune, fraîchement retournée, que je laisse retomber en poussière sur le bois massif du cercueil. On joue une chanson que j'aime bien mais que je vais abhorrer à partir de cette seconde précise ; je perçois des sanglots derrière moi, et je sais qu'ils viennent d'Indie, qu'elle vide sa peine de cette façon, tout à fait saine selon moi. Non, l'idiot qui ne dit rien, qui n'en parle pas, qui souffre en silence, c'est moi. Depuis ce fameux coup de téléphone, celui de Babsi, j'ai décidé de ne plus prononcer le mot papa, ni même son prénom. C'est trop douloureux, et la souffrance comprime ma poitrine, hache ma respiration, me donne le vertige, la nausée, l'envie de mourir, d'être enfoui sous terre. Je me recule, reprends ma place aux côtés de ma petite sœur qui ne m'adresse pas un regard tandis qu'elle s'approche de la fosse et qu'elle imite mon geste. Puis, elle revient et c'est à chacun des proches de mon père, de la famille, de faire de même. Je ne sais pas combien de minutes passent, je ne perçois pas les mots rassurants du prêtre. D'ailleurs, je n'en ai rien à faire ; je ne crois pas en Dieu. Mon père est mort. C'est le néant. Point. Et je crois que c'est certainement le plus effrayant. L'office prend fin aussi rapidement qu'il a commencé, je sens des mains se déposer délicatement sur mes épaules tandis que quelques voix me donnent leurs sincères condoléances. Je me contente d'acquiescer et de serrer les mains à ceux qui me les présentent, mais je suis ailleurs. C'est comme si... C'est comme si je suis à côté de mon propre corps, c'est comme si je regarde un film et que je n'en suis nullement l'acteur, alors qu'il s'agit de ma propre vie. Indianna a un nouveau sanglot et je décide qu'il est temps qu'elle rentre. Me retournant vers ma meilleure amie, à ma droite, je lui adresse un sourire furtif, fais un signe de tête en direction de ma sœur. ❝ Est-ce que tu peux... ? ❞ Elle n'a pas besoin de la fin de ma phrase, qui meurt dans les tréfonds de ma gorge, pour comprendre ce que je lui demande. Elle s'approche d'Indianna, dépose ses doigts fins et gracieux sur ses épaules et m'adresse un regard complice, rassurant. ❝ Je la ramène chez vous. ❞ acquiesce-t-elle d'un air entendu. Je m'assure qu'India est d'accord, et elle l'est. Elle n'a pas dormi depuis combien de temps ? Trop longtemps. Je ne reste pas plus longuement dans le cimetière ; en réalité, je vérifie simplement qu'elles partent toutes les deux et je leurs emboîte le pas, prenant ma voiture. Lorsque j'arrive devant la maison, Babsi m'attend sur les marches du porche, que j'enjambe en deux sauts. Elle se redresse, croise les bras sur sa poitrine, comme un geste qui se veut rassurant pour elle. J'ai conscience qu'elle souffre comme s'il s'était agi de son propre père, et j'ai presque envie de la retenir pour cette raison. ❝ Elle est montée dans sa chambre, je pense qu'elle s'endormira très vite. Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit. ❞ Elle fouille mon regard de ses iris inquisiteurs durant quelques courtes secondes, s'assure que je tiens le coup et que je ne suis pas de ces bombes à retardement qui craquent au moment le plus inopportun, me sourit tendrement et descend une marche du porche, ce qui m'indique que c'est l'instant où je dois la retenir si je ne veux pas qu'elle me laisse. Je ne vais pas la retenir parce qu'elle souffre : je vais la retenir parce que je souffre. Je lui prends la main parce que j'ai mal. Je me penche sur elle parce que je suis perdu. Je l'embrasse parce que j'en ai besoin, parce que sa bouche, ses yeux, son corps tout entier, m'ont nargué depuis l'instant où je suis apparu dans la salle de séjour la veille, après plusieurs heures d'avion. J'en rêve depuis plus de cinq ans, et même si ce ne sont pas du tout les circonstances que j'aurais souhaité, je m'attarde longuement sur nos baisers, bien décidé à la faire rester auprès de moi. Parce qu'en fait ça a toujours été comme ça : elle est mon pansement.